Dans le brouillard, en voiture, d’abord nous ralentissons. Nous ralentissons car nous ressentons immédiatement que notre vie est en danger, que la route est étroite et que nous avons perdu les repères qui nous permettaient de nous y maintenir. Si nous avons des phares antibrouillards nous les allumons (si nous savons où ils sont…) et nous nous concentrons sur l’essentiel : rester du bon côté, éviter le fossé, ne pas rater la direction au prochain carrefour, ne pas percuter la voiture devant, surveiller si possible celle de derrière. Nous n’essayons pas de tout voir et de profiter du paysage, nous maintenons notre attention et sommes sensibles au moindre indice, nous arrêtons de parler pour ne rien dire et nous baissons le son de la radio, nous demandons à nos passagers de nous aider à y voir clair et nous résistons au divertissement.
Exercer son discernement c’est la même chose. Avoir conscience de la situation et de l’enjeu, ralentir, se concentrer sur l’essentiel, être à l’écoute du moindre indice, ne pas se fier aux anciens repères, ne pas se disperser et se laisser divertir, se demander où sont nos phares antibrouillards et si possible demander un regard extérieur, une conscience différente de la nôtre. Car nous sommes bien dans un brouillard, submergés en permanence d’informations hétérogènes que nous n’avons pas sollicitées, mis en demeure par des injonctions contradictoires que nous n’avons pas initiées, dispersés par 36 actions à mener de front toutes prétendument urgentes et importantes, dominés par des émotions successives que nous ne savons plus reconnaitre et interpréter. Alors dans ce brouillard cognitif, social et émotionnel comment discerner, apercevoir, repérer où sont le chemin et le fossé ?
Le discernement, ce n’est pas la clairvoyance, ce n’est pas l’intuition. La clairvoyance et l’intuition s’imposent à nous. C’est en quelque sorte le brouillard qui se déchire tout seul d’un seul coup, sans rien faire. Encore que l’intuition demande à être mise à l’épreuve des faits et la clairvoyance interrogée à l’aune de notre biais de désirabilité. Le discernement c’est du travail. En fait c’est « contre nature », c’est résister aux solutions qui nous viennent tout de suite à l’esprit pour tester leur robustesse, chercher la faille, identifier les informations qui nous manqueraient, se demander si nous les comprenons vraiment ces informations, se forcer à la fois à douter et à maintenir la volonté d’agir.
« La volonté de vouloir » C’est le philosophe Jankélévitch qui utilise cette formule tautologique pour dire que la volonté ne peut pas être un questionnement, c’est l’action directe, la décision. Il en va ainsi du discernement, il faut le vouloir, c’est une action, c’est l’expression directe d’un sujet actif qui exerce sans ergoter son esprit critique, sa liberté, qui est donc prêt à assumer sa responsabilité. Or justement tout nous encourage à la passivité, à la non-responsabilité. Pour la voiture, c’est la promesse du véhicule autonome qui sur ses rails informatiques trouvera tout seul son chemin dans le brouillard sans que nous ayons besoin de ralentir et d’être attentif. Pour notre société c’est la promesse de technologies qui seront une telle « aide à décision » qu’elles nous soulageront de cette liberté et de cette responsabilité qui nous font si peur. L’expression même « d’aide à la décision » est un malentendu. Ce qui manque pour décider ce n’est pas de l’aide, c’est la volonté. La volonté de vouloir décider.
Le discernement c’est aussi du courage. Le courage de ralentir dans le brouillard et dire « je ne vois plus clair, je ne sais pas ». Le courage de se formuler à soi-même une analyse et un diagnostic qui ne nous plaisent pas, ne plairont pas aux autres, qui est difficile, inconfortable, et agir en conséquence, accepter une réalité qui dérange. C’est pourquoi souvent nous résistons. Le premier obstacle au discernement c’est peut-être notre crainte qu’il en ressorte quelque chose de désagréable ?
Patrick Margron