Notre capacité de discernement n’est-elle qu’une illusion de notre pensée consciente ?

Fruit d’une longue histoire évolutive, l’humain est doté d’un cerveau qui lui permet une pensée consciente. Chacun d’entre nous sait qu’il est, qu’il pense… Cette pensée consciente nous donne l’impression d’un contrôle sur nos actes et sur nos idées, et de faire preuve de discernement. Cela n’est-il pourtant qu’une illusion ? L’expérience de Benjamin Libet, il y a une quarantaine d’années déjà, avait montré que le cerveau amorce le déclenchement d’un mouvement bien avant que nous ayons conscience de déclencher volontairement ce mouvement. L’établissement de la pensée consciente est en effet un processus relativement lent et la machine à anticiper qu’est le cerveau humain « décide » avant de nous le faire savoir ! 

Nous n’avons pas une vision véridique du monde qui nous entoure

Par ailleurs, la perception consciente que nous avons de notre environnement n’est en fait qu’une interprétation subjective comme le montrent les illusions visuelles. Nous n’avons pas une vision véridique du monde qui nous entoure, mais une vision utile, telle que l’a sélectionnée notre histoire évolutive. Par exemple, dans le dessin d’un T à l’envers constitué de deux segments de droite de même longueur, le segment horizontal apparaît plus court que le segment vertical. Cette illusion visuelle vient du fait que généralement notre premier plan est fait d’objets horizontaux (prairie, rue) et l’arrière-plan d’objets verticaux (arbres, immeubles). Le cerveau “agrandit” artificiellement ces derniers car ils sont supposés être le plus souvent plus lointains que les premiers.

D’autre part, de multiples informations perceptives auxquelles nous ne prêtons pas vraiment attention sont capables de modifier notre comportement. C’est l’amorçage cognitif et la base des “nudges” perceptifs. Par exemple, dans une salle d’attente une affiche qui représente une bibliothèque conduit les personnes à parler moins fort que si cette affiche était la photo d’une course automobile. Le cerveau adapte le comportement aux différents indices environnementaux perçus, même si nous n’y prêtons pas vraiment attention.

L’individualisme actuel a-t-il détruit les valeurs humanistes ?

Enfin la puissance des systèmes d’apprentissage participe au fréquent biais d’immédiateté. Nous avons tendance à préférer une récompense à court terme (gâteau au chocolat ou réponse à un texto) à une récompense à long terme même si celle-là a en fait pour nous plus de valeur (maintenir un corps en bonne santé ou prendre du temps pour réfléchir, créer). Ce biais d’immédiateté qui explique l’épidémie d’obésité actuelle, la surconsommation et ses dégâts collatéraux pour notre planète, et l’individualisme des sociétés dites développées, pourrait être le « bug » de fonctionnement cérébral qui pourrait entraîner la perte de notre espèce comme le défend Sébastien Bohler.

Dans de telles conditions sommes-nous réellement capables de discernement ? L’humain est-il doté de libre arbitre ? L’individualisme actuel a-t-il détruit les valeurs humanistes ?

La présence d’une pensée consciente avec sa capacité de production d’images mentales entrouvre la fenêtre d’un vrai discernement et est donc source d’espoir

La pensée consciente, même si elle est lente à se produire et est souvent “dépassée” par les automatismes du cerveau, permet de créer des images mentales. Ces images mentales, grâce au langage, l’humain a la possibilité de les partager avec ses congénères. Cette capacité a constitué un avantage clé dans le succès évolutif de notre espèce. Imaginer le résultat des actions futures et échanger à ce sujet permet d’établir une stratégie coordonnée de groupe pour se défendre ou chasser de façon efficace et permet de créer des outils capables d’augmenter les capacités physiques de l’humain. Depuis 10 000 ans, cette capacité a joué un rôle déterminant dans le développement technologique qu’a créé notre espèce. Même si nombre de nos comportements sont, comme nous l’avons vu ci-dessus, déterminés par notre histoire évolutive ou influencés par des informations perceptives, disposer des images mentales du résultat de nos actions donne une pleine responsabilité dans le choix de la réalisation ou de la non-réalisation de ces actions ; en tout cas quand ces actions sont décidées par un cerveau sans dysfonctionnement. Enfin, ces images mentales conduisent à la fois à une angoisse face à notre finitude terrestre, nous avons du mal à imaginer ne plus être, et à la possibilité de transcender cette angoisse. Il nous est ainsi possible d’imaginer un futur au-delà de notre fin physique et de considérer une humanité et l’avenir de cette dernière au-delà de notre seule individualité. Si certaines modalités de fonctionnement du cerveau humain mal adaptées au monde actuel, pourtant résultant quelque part du succès évolutif permis par ce cerveau, risquent de conduire à la perte de notre espèce, la présence d’une pensée consciente avec sa capacité de production d’images mentales entrouvre la fenêtre d’un vrai discernement et est donc source d’espoir.

Philippe Damier, Professeur de neurologie,
auteur de nombreux livres, conférencier lors de notre dernière soirée MUMA du 19 octobre

Illustration : Philippe Damier – Le registre conscient n’est en fait qu’une faible partie du fonctionnement cérébral,  la partie émergée de l’iceberg.

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